Bulletin 395 – Été 2021
Trois châteaux au lieu d’un seul
Les promeneurs du dimanche qui déambulent dans le village de Jussy auront sans doute remarqué cette plaque mentionnant la présence d’un ancien château. Mais alors, en sus du château du Crest, y aurait-il eu plus d’un château au sein de la commune jusserande? Elément de réponse.
Tenant un prêche au temple de Jussy le 1er août de cette année, l’auteur de ces lignes a remarqué cette plaque au sein d’un petit parc de la commune. Heureusement, Luc-Eric Revilliod, président du conseil de la paroisse protestante et maire de Jussy de juin 2003 à mai 2011, mémoire vivante de la commune et de sa région, a su donner les explications nécessaires.
Au Moyen Age, explique Luc-Eric Revilliod, Jussy faisait partie du mandement épiscopal du même nom et comptait trois châteaux: celui du Crest, celui de Lullier et celui de l’evêque, au centre d’un bourg fortifié situé au hameau actuel du Château, et lui servant de résidence temporaire. En 1534, cette forteresse fut le principal centre de résistance des partisans de l’évêque et du duc de Savoie contre Genève. Quand, en 1536, les Genevois appelèrent leurs alliés bernois à la rescousse, cette forteresse fut alors incendiée. Les Jusserands demandèrent à se placer sous la domination de Genève. Ainsi le mandement passa à la Seigneurie. Une partie de Jussy forma de 1645 à 1760 le fief des Arales, inféodé aux Ducommun, à Théodore Ferrier puis aux Loys.
A la Révolution, le Crest et le domaine de la Gara furent soupçonnés à tort d’être des foyers de conspiration; l’«expédition de Jussy» de janvier 1794 aboutit à leur occupation et à l’emprisonnement de leurs propriétaires. De 1798 à 1814, Jussy fut commune française (département du Léman), puis revint à Genève. Le traité de Turin de 1816 désenclava Jussy en rattachant au nouveau canton les communes voisines et une partie de l’ancien fief des Arales fut cédée à la Savoie.
Ce sont d’ailleurs ces trois châteaux qui figurent sur le blason de la commune, précise encore l’ancien maire de Jussy. Rappelons que celui du Crest a eu une histoire tumultueuse rythmée par les relations conflictuelles avec son puissant voisin: la ville de Genève. Bastion des opposants à la Réforme, il sera détruit au XVIe siècle, puis reconstruit par Agrippa d’Aubigné.
Demeure de l’évêque
Le château a été bâti aux alentours de 1220 sur les terres de l’évêque de Genève, alors seigneur de la région genevoise. Il sert de demeure à un vassal de ce dignitaire ecclésiastique qui possédait le droit d’arrêter et de garder en prison des justiciables. Toutefois, les condamnations relevaient du pouvoir épiscopal. Plusieurs familles se succédèrent à la tête de ce fief qui comprenaient également des terres alentours. Furent propriétaires: les de Compeys, les de Compesières, et les de Rovorée.37
Avec l’arrivée de la Réforme, les relations s’enveniment entre Genève protestante et la Savoie catholique. Le château du Crest se retrouve en plein milieu du conflit et son châtelain prend parti contre la doctrine de Calvin. Dès 1536, l’autorité de l’évêque cède sa place à celle de la République. Le seigneur du Crest, Michel de Blonay, affirme son indépendance et refuse de prêter hommage à ceux qu’on nomme les «Messieurs de Genève», soit les dirigeants de la cité voisine. Il s’ensuit de longs procès qui durent plusieurs décennies.
Entre la ville réformée soutenue par Berne et la Savoie catholique, le conflit s’aggrave et la guerre éclate en 1589. Elle durera jusqu’en 1603, où après avoir subi la retentissante défaite de l’Escalade, le duc de Savoie reconnaît l’indépendance de Genève au traité de St-Julien. Le château du Crest est pris par les troupes calvinistes en 1590. Ces dernières le détruisent, ne pouvant y entreposer une garnison et craignant de laisser cette place-forte aux mains des Savoyards.
Lieu de rassemblement
Avec la fin des combats contre la Savoie, Genève devient un lieu de rassemblement pour de nombreux huguenots français. L’un de ces réfugiés se porte acquéreur des ruines du Crest. Il s’agit de Théodore Agrippa d’Aubigné. Ce gentilhomme réformé fut écuyer d’Henri IV, mais aussi chef de guerre, historien, poète et écrivain. A la suite de sa participation au complot dirigé contre le Duc de Luynes, le favori de Louis XIII, il doit quitter la France et arrive à Genève.
Engagé pour diriger des travaux de fortification dans les cantons de Genève, Berne et Bâle, Agrippa d’Aubigné mûrit le dessein de reconstruire le château du Crest. Cette perspective n’enchante pas les édiles de la République qui ne tiennent pas à voir se dresser de nouveau un bastion fortifié à leur porte. Le Conseil de Genève lui accorde donc le droit de construire «une maison pour se garantir contre les larrons et les assassins».
Rempart contre les Papistes
Le poète outrepasse quelque peu les directives reçues et construit une place d’armes avec tourelles, meurtrières, pont-levis et fossé profond. La construction ne plaît pas beaucoup aux Genevois, mais Agrippa d’Aubigné assure qu’il sera un rempart contre les armées papistes. Afin de rassurer les magistrats en cas de siège, il invente un mystérieux procédé de communication, dont l’histoire par malheur perdu le secret, qui lui permet de rester en contact avec la cité du bout du lac.
Toujours au sein de la même famille
Agé de près de 70 ans lors de son installation au château, il se consacre pendant encore dix ans à l’écriture. Il publie à cette époque sa célèbre Histoire Universelle qui vient s’ajouter à une oeuvre littéraire importante comportant, entre autres, Les Tragiques ou Les Aventures du Baron de Faeneste. L’écrivain baroque meurt en 1630 et le château passe dans les mains de la famille Micheli quelques années plus tard.
Aujourd’hui, le château continue à abriter la famille Micheli qui le gère par l’intermédiaire de la Fondation Micheli-du-Crest.
Robin Bleeker
Jussy se signale par la parution en 2019 d’un livre original renouvelant le genre de la monographie communale. Intitulé «Miscellanées jusserandes», il complète le livre de référence sur la commune «Un coin de terre genevoise. Mandement et chastellenie de Jussy-L’Évesque» d’André Corbaz datant de 1916. Paru aux éditions Slatkine, l’ouvrage a été écrit par Philippe Othenin-Girard, Céline Garcin, Luc-Eric Revilliod, Yves Mévaux, et Marie-Claude Loup.